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Et si la plus cruelle des humiliations était d'être contraint de vivre chez soi en étranger ?
Haïfa, juin 1942
– Mon fils, tonna Mourad, tu n'as que vingt et un ans, tu es encore un enfant. Écoute les conseils de ton père : éloigne-toi de ces gens. Ils sont dangereux !
– Ton père a raison, Karim. Reste en dehors de ces histoires.
Le jeune homme serra le poing.
– C'est vous qui parlez ainsi ? Toi, papa, qui a consacré ta vie à la défense de nos droits ?
– Pacifiquement, scanda Mourad, pacifiquement !
– C'est ton choix. Mais ce n'est ni celui de mon oncle Soliman, que vous traitiez pourtant de poète et de rêveur, ni celui d'Abd el-Kader, le mari de ma tante qui, même exilé en Égypte, continue de lutter et de diriger ses hommes !
Mourad garda le silence et examina son fils. Quelle métamorphose durant ces deux dernières années ! Son visage avait adopté une expression tout à fait particulière, accentuée par ses yeux vairons. Au fil du temps, il avait développé un tempérament passionné, se laissant aller à de violentes colères, suivies, heureusement, de prompts repentirs.
– Tu m'écoutes, papa ?
– Je t'écoute. Si tu voulais bien en faire autant, peut-être pourrions-nous nous entendre.
– Oui, surenchérit Mona. Écoute ton père.
– Avant tout reprit Mourad, j'aimerais que tu m'expliques pourquoi tu tiens tellement à t'impliquer dans des actions armées ? Tu n’as donc plus de mots pour convaincre ?
Karim ricana.
– Des mots ? À quoi servent les mots lorsque nous apprenons que soixante-sept sénateurs et cent quarante-trois députés américains se sont engagés dans l’American Palestine Comittee, et que mille cinq cents signataires appuient la création d'une armée juive ! À quoi serviraient les mots, lorsqu'on nous dit que des motions de soutien à l’entreprise sioniste ont été passées dans les législations de trente-trois États, ainsi qu'à l’American Federation of Labour ? À quoi servent les mots lorsque la Histadrout, qui est, comme tu le sais, le principal syndicat des travailleurs juifs[101], remporte un triomphe en faisant voter par une majorité du Congrès national des Trade Unions une motion d'appui au programme de Biltmore...
– Biltmore ? interrogea Mona.
– Une ville des États-Unis où, il y a environ un an, un congrès de l'Organisation sioniste mondiale s'est tenu, revendiquant majoritairement — tenez-vous bien — un État juif sur l’ensemble de la Palestine. Tu m'entends, papa ? Il n'est plus question de foyer, mais d'un État ! On leur a donné une branche, ils ont pris l'arbre, aujourd'hui c'est toute la forêt qu'ils exigent !
Mona essaya de tempérer les ardeurs de son fils, sachant ce dont il était capable lorsqu'il s'enflammait de la sorte.
– Calme-toi, Karim.
Il ne parut pas entendre.
– Pour couronner le tout, le Parti travailliste anglais a surenchéri sur les Américains et damé : « Tous les Arabes devraient être chassés de Palestine ! » Vous...
– Arrête ! ordonna Mourad. Je suis au courant ! Mais je ne suis pas pour autant convaincu que prendre une arme et tuer l’autre soit la solution. Si j’ai pu le croire de ton âge, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Karim considéra son père pendant quelques instants et laissa tomber froidement :
– Cette terre est mienne. Dussè-je offrir ma vie, ils ne me la voleront pas.
*
Le Caire, janvier 1943
– Que devient notre ami Anouar von Sadate ? demanda Taymour ce soir de janvier à Zulficar au terme d'une partie de trictrac. Voilà bien trois ans que je n'ai plus entendu parler de lui. Depuis ce déjeuner au café des Pigeons, il m'a marqué, cet homme.
La pluie crépitait. Il faisait un froid de gueux et la villa Loutfi était garnie à tous les étages de braseros à pétrole.
– Il ne sort pas beaucoup, ces temps-ci, finit par répondre Zulficar d'un ton sibyllin en se resservant un verre de raid.
– Que veux-tu dire ? Il est malade ?
– Non, répondit Zulficar. En prison.
– Quoi ?
– Une sombre histoire. Ne t'avais-je pas raconté qu'il organisait des soirées sur la dahabieh de la danseuse Hikmet Fahmy ?
Taymour acquiesça.
– Or la dame en question s'était liée d'amitié avec deux hommes qui occupaient une maison flottante voisine et qui disaient s'appeler Hussein Gaafar et Peter Monkaster. En fait, le vrai nom de Gaafar était John Eppler. Un Allemand, né à Alexandrie, dont la mère s'était remariée avec un Égyptien. Monkaster, qui se faisait passer pour un Américain, s'appelait en réalité Sandy. Tous deux s'étaient introduits clandestinement en Égypte, vêtus d'uniformes anglais, riches de 25 000 Livres Sterling et appartenaient à l'Abwehr.
– Tu n'es pas sérieux ?
– Oh que si ! Un matin, voilà que la belle Hikmet annonce à Sadate que ses deux amis rencontrent des soucis avec leur poste émetteur. Comme il paraît posséder quelques notions en ce domaine, elle le prie d'aider les deux compères à remettre l'appareil en état.
– Un poste émetteur ?
– Tu as bien compris, Sadate s'est donc rendu chez les Allemands qui, entre-temps, avaient réussi à se faire livrer un autre appareil. Les émissions reprirent, jusqu'au jour où se produisit une nouvelle panne. Une fois encore, Anouar fut sollicité. Jugeant plus pratique d'effectuer la réparation à son domicile, il emmena l'appareil chez lui, rue Hussein-Badr.
Taymour écoutait, à la fois amusé et vaguement inquiet. Personne dans son entourage politique, qui bruissait pourtant de tous les bruits de la création, n'avait soufflé mot de cette histoire rocambolesque.
– J'ai oublié de te préciser qu'au cours des semaines précédentes les Anglais avaient intercepté les messages, mais sans parvenir à les décoder ni localiser avec précision le lieu d'émission.
– J'imagine la suite...
– J'en doute ! Le 10 juillet, les Britanniques capturèrent dans le désert des membres de l'équipe d'interception de Rommel et trouvèrent en leur possession deux exemplaires d'un livre d'une romancière anglaise, Daphne du Maurier, Rebecca[102]. Or – détail qui leur mit la puce à l'oreille – les deux Allemands appréhendés ne parlaient pas un traître mot d'anglais. Autre détail curieux, les exemplaires en question étaient annotés.
Taymour se hâta d'enchaîner avec la jubilation d'un gamin :
– Ils étaient tombés sur le code secret qui permettait aux Allemands de crypter leurs messages !
– Exact. Le major Sansom, chargé de l'enquête, se souvint alors d'une information qu'il avait vu passer, indiquant que quelques mois auparavant, la femme de l'attaché militaire allemand à Lisbonne avait acheté cinq copies de l'ouvrage. Personne, à ce moment, n'avait trouvé d'explication à cette acquisition.
Taymour sourit. Rebecca était l'un des romans favoris de Nour.
– Mais quel lien avec Sadate ?
– J'y arrive. Les deux espions étaient toujours impossibles à localiser et auraient pu continuer longtemps leur besogne. Seulement, ils ignoraient que les Sterling qu'ils utilisaient pour régler leurs fastueuses dépenses et rémunérer leurs indics, en l’occurrence des prostituées, étaient faux, l'Abwehr n'ayant pas jugé utile de les prévenir. En constatant cette avalanche de fausse monnaie, la police militaire anglaise s'est livrée à une enquête et a fini par établir qu'elle provenait du Turf Club et du Kit-Kat. Il ne lui a pas fallu longtemps pour identifier les deux Crésus. En les appréhendant, ils ont trouvé dans la dahabieh un autre exemplaire de Rebecca[103].
– Et Anouar ?
Zulficar eut un geste de dépit.
– Balancé par les deux Allemands. Après une descente à son domicile, la police a retrouvé le poste émetteur, caché sous son lit. On a commencé par enfermer notre ami dans la prison dite « des Étrangers », réservée aux détenus politiques, avant de le transférer à Minieh, au centre de détention de Maqsah.
Les deux hommes achevèrent de siroter leur raki.
– Conclusion, à l'heure où nous parlons, notre cher von Sadate croupit en prison à Minieh.
Zulficar acquiesça avec une expression lasse.
Après un court silence, Taymour observa :
– C'est bien dommage. En dépit de ses attitudes parfois caricaturales, il semblait l'âme du mouvement des officiers.
– Détrompe-toi. L'âme, c'est un autre personnage, autrement plus énergique.
– Qui donc ?
Taymour arbora un sourire espiègle avant de répondre :
– Cherche, mon ami. Cherche bien.
*
Paris, 7 juin 1944
Jean-François déboula dans la chambre à coucher en poussant de tels cris que Dounia, encore somnolente, imagina le pire.
– Ça y est ! Ils ont réussi ! Ils ont réussi !
Il se jeta sur le lit comme un gamin et couvrit son épouse éberluée de baisers.
– Mais... de quoi parles-tu ? De qui ?
– Je parle des Alliés !
– Oui ?
– Tu ne comprends donc pas ?
Dounia secoua la tête, dubitative.
– Les Alliés ont débarqué hier matin !
– Où ?
– En France ! Ici ! En Normandie ! Aux dernières nouvelles, ils n'auraient pas atteint tous les objectifs fixés, mais pu établir de solides têtes de pont.
Il poussa un nouveau cri, formant un V avec ses bras levés.
Dounia, sous le choc, se redressa, incrédule.
– D'où tiens-tu ces informations ? Sont-elles sûres ? Ce ne serait pas des rumeurs, au moins ?
– Pas du tout. Elles ont été vérifiées. Les Alliés ont bien débarqué, hier matin, à 6 h 30. On parle de plus de deux cent mille hommes déjà à terre.
– Tu ne m'as pas répondu : d'où tiens-tu ces informations ?
Jean-François fixa Dounia avec une expression étrange.
– Mettons qu’elles m'ont été transmises par quelqu'un de confiance.
Une lueur d'inquiétude traversa les prunelles de la femme.
– Veux-tu bien m'expliquer ?
– Pas maintenant.
– Jean-François !
– Dans quelques jours, promis, tu sauras tout. Dans quelques jours.
Elle le dévisagea longuement, tandis qu'un commentaire bizarre qu'il avait émis au lendemain de l'appel lancé à la BBC par ce général exilé lui revint en mémoire : « Qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme. »
*
Le Caire, 26 août 1944
John Wyndham but une longue gorgée de son gin-tonic et jeta un coup d'oeil sur la terrasse de l'hôtel Shepheard's, bondée en dépit de la chaleur étouffante. La majorité des tables étaient occupées par des compatriotes. Presque tous en uniforme. Il éprouva une certaine fierté à la vue de l'armée impériale. Fierté redoublée depuis que la communauté anglaise avait pris connaissance de la formidable nouvelle en provenance d'Europe : la veille, au terme d'une progression implacable, les troupes alliées étaient entrées dans Paris ! Paris libéré ! La première grande capitale européenne débarrassée du joug nazi ! La fortune avait changé de camp. Et tout portait à croire que ce serait pour de bon.
Arrivé en Égypte depuis trois jours après un voyage qui n'avait pas compté moins de onze escales, venant de Londres soumis aux bombardements et aux rationnements, sauf celui de l'eau et des carottes, Wyndham se laissait pénétrer par les charmes exotiques familiers aux grands commis de l'Empire. Il avait encore dans l'œil les cuivres rutilants du Khan Khalîl et dans le nez les senteurs de sacs d'épices connues et inconnues.
Il lança un regard espiègle au secrétaire oriental de l'ambassade, Alastair Barnes, qui l'avait emmené faire un tour de capitale.
– Cher monsieur Barnes, il semble qu'en dépit de la prédiction de Kipling l'Occident et l'Orient se soient enfin rencontrés au Caire ?
La tactique de Wyndham, sa politique eût-on même dit, consistait à mettre ses interlocuteurs à l’aise par des observations anodines, quitte à passer pour un benêt, afin de les inciter à se confier. Il venait d'être délégué par le Foreign Office, avec le titre d'envoyé extraordinaire, afin d'établir un rapport « véridique » sur une situation que les informations du ministre d'État et de l'ambassadeur dépeignaient décidément comme trop lisse. Plusieurs renseignements obtenus par l'Intelligence Service indiquaient en effet que les tensions en Égypte étaient bien plus vives que l'indiquaient M. Lampson, devenu lord Killearn, et sir Lyttelton.
L'autre s'adressa à lui sur un ton teinté d'ironie,
– Monsieur Wyndham, je vous sais trop fin pour juger une médaille sur une seule face.
Wyndham nourrissait une certaine admiration pour le secrétaire oriental, qu'il avait, le matin même, au Khan Khalîl, entendu s'exprimer dans un arabe digne d'un cocher de fiacre et, un peu plus tard, dans un café grec, parler grec comme s'il avait été élevé parmi les gamins du Pirée.
– Quelle est l'autre face ? demanda-t-il.
Barnes haussa les épaules :
– Déplorable.
– Mais encore ?
– Monsieur Wyndham, une moitié de la classe politique égyptienne est à couteaux tirés avec l'autre, nommément le Wafd. L'armée et le reste du pays espèrent ardemment nous voir ravagés par une maladie exclusive aux Anglais.
– Et le roi ?
– Je parierais cinquante guinées que, dans sa solitude, il rêve de découper notre ambassadeur et son Premier ministre en rondelles pour les donner en pâture à ses chiens. J'ai quelques raisons de lui prêter des projets plus ténébreux.
– Lord Miles et sir Oliver sont-ils au courant ?
– Ils en ont été informés, répondit Alastair Barnes d'un ton las, mais je crains qu'ils l'aient oublié. Pour eux, si vous me permettez de parler franchement, ce sont des querelles de subalternes qu'un gentleman ne doit pas prendre.
– Mais vous, ne pensez pas la situation grave ?
– Elle peut le devenir, elle le deviendra même inéluctablement à plus ou moins longue échéance. Le soleil, monsieur Wyndham, ne se couche pas plus sur la colère des Arabes que sur l'Empire britannique.
Jolie formule, songea l'envoyé extraordinaire.
– Que peut-on y faire ?
– Rien. Ils nous exècrent. Et ils nous exécreront tant que nous resteront ici. Que faire ? Foutre le camp dès que nous le pourrons. Et laisser la place aux Américains, qui semblent pressés de nous succéder.
– Croyez-vous ?
– Ce n'est un secret pour personne que leur président, Roosevelt, désapprouve notre politique à l'égard des Arabes. Il juge qu'elle pue le colonialisme éhonté. Grand bien lui fasse.
Il tourna son regard vers Wyndham :
– Même s'ils se bouffent le nez entre eux, les Égyptiens n'oublient pas l'affront perpétré par Lampson assiégeant le palais royal avec des blindés. Et les Arabes de tous les pays voient bien que la Palestine, qui était sous notre responsabilité, est en train de passer aux mains des Juifs. Vous allez sans doute rédiger un rapport sur votre tournée dans le Moyen-Orient, monsieur Wyndham : je veux espérer que vous saisirez l'importance du problème palestinien.
Wyndham fut pris de court par cette averse d'acre franchise. Il éclata de rire.
– Eh bien, monsieur Barnes, je vous remercie de parler de manière aussi carrée !
Il vida le reste de son gin-tonic et conclut pensivement :
– So Kipling was right after ail. East is East and West is West...
–... And never the twain shall meet[104], conclut Barnes.
Le lendemain matin, sur la suggestion du ministre d'État mais à l'insu de Lampson, John Wyndham téléphona à Hassaneïn pacha, l'éminence grise de Farouk : jugeait-il opportun que le délégué itinérant du Foreign Office vînt se présenter à Sa Majesté ?
– Certainement, M. Wyndham. Je vais m'en entretenir avec Sa Majesté et je vous rappellerai.
L'entretien fut bref, car, une demi-heure plus tard, Hassaneïn rappelait, en effet, pour fixer l'heure de l'audience : le jour même à midi.
Un bel homme, songea Wyndham, parvenu devant le bureau du monarque. Visage plein, souriant, l'œil charmeur. Dommage qu'il soit devenu ventripotent.
– Asseyez-vous, je vous prie, M. Wyndham, déclara Farouk en anglais.
Quand son hôte lui eut exposé l'objet de sa mission, en termes éminemment plus diplomatiques, c'est-à-dire celant l'objet réel de sa tournée, le roi lui lança, ironique :
– Je me félicite de votre visite, monsieur Wyndham. Je me disais aussi que les services britanniques de renseignement avaient besoin de renfort.
Wyndham écarquilla les yeux.
– Il faut, en effet, reprit Farouk, que vous soyez bien mal informés à Londres pour maintenir ici un haut-commissaire aussi malvenu que sir Miles Lampson et, pire encore, pour l'élever dans la noblesse et en faire lord Killearn.
L'Anglais ne put se retenir de sourire. Le roi, lui, se laissa aller à un rire franc. La glace était rompue.
Après quelques autres échanges, le roi consulta sa montre.
– L'heure du déjeuner approche. Avez-vous un engagement plus pressant ou voulez-vous déjeuner avec nous ?
Wyndham réprima sa surprise, répondit qu'il était très honoré et accepta l'invitation. Ce diable d'homme qu'était Farouk avait brouillé les cartes : transformé une rencontre diplomatique en un rendez-vous de club, comme si le palais avait été le White's ou le Boodle’s.
Des domestiques apportèrent un plateau chargé de verres, d'une bouteille d'orangeade, d'une autre de scotch et d'un seau de glaçons. Ils servirent au roi sa boisson préférée, puis un scotch à Wyndham, et Farouk leva son verre à la santé du visiteur. C'est alors que fut introduit un personnage singulier, emprunté et prudent, ne possédant apparemment pas de fonctions officielles, car le roi ne cita que son nom : Elias Andraos. Wyndham l'identifia sur-le-champ comme un courtisan, sans doute un homme à tout faire et, pourquoi pas, une franche canaille à ses heures. Puis apparut un autre homme, |e docteur Rachad, dont le maintien et le visage racontaient une tout autre histoire. Le roi se leva et tous se dirigèrent vers un salon.
Wyndham avait alors récupéré tout son sens critique et comprit l'objet de la soudaine bienveillance royale : orienter le rapport qu'il ferait à son retour à Londres.
Le repas fut évidemment royal, et le vin français — mais où se le procurait-on ? – excellent, mais Wyndham, sur ses gardes, se contenta d'une seule gorgée.
– À présent que la guerre semble se diriger vers sa fin, votre tournée vous mènera-t-elle en Palestine, monsieur Wyndham ? s'enquit Farouk.
– En effet, sire.
– Alors je vous plains.
Wyndham se demanda quelle autre saillie il allait affronter quand le roi reprit :
– Vous pourrez constater de vos yeux le plus grand désastre de la politique britannique en Orient. Londres était chargé de veiller à l’ordre et à la prospérité de ce pays, elle va en être expulsée. C'était un pays paisible, elle en a fait une bombe qui, tôt ou tard, explosera à la face de l'Angleterre et de l'Occident tout entier.
Wyndham demeura interdit devant ce résumé apocalyptique de la présence anglaise dans la région. Il ne pouvait pas détacher son regard des yeux de Farouk, soudain brillants de passion.
Le monarque ajouta :
– Allez voir par vous-même, monsieur Wyndham. Vous jugerez avec quelle constance l'Angleterre scie la branche sur laquelle elle est assise.
L'Anglais ne sut que répondre ; il se contenta de demander :
– De quelle branche voulez-vous parler, sire ?
– De ses intérêts dans le monde arabe et du canal de Suez.
John Wyndham vida son verre d'eau. Ce roi ne ressemblait en rien à l'homme qu'on lui avait décrit à l'ambassade
— Vous avez créé une armée juive de trente mille hommes, monsieur Wyndham, en pensant qu'elle resterait juive. Erreur : c'est une armée sioniste. Elle s'appelle la Haganah et s’est scindée en plusieurs groupes de terroristes.
– Elle s’est battue avec nous contre les Allemands, sire, objecta l'Anglais
– Oui, répliqua Farouk dans un grand sourire, et c’est avec vos armes qu'elle vous jettera à la mer.